dimanche 24 janvier 2010

Kristina Rady (3)

Postface de Kristina Rady à sa traduction de Persépolis. Il faut lire les trois parties en sens inverse de leur mise en ligne.

« Je cours là-haut chercher le téléphone dans la cuisine, j'appelle la maison d'édition, demande le numéro de Marjane Satrapi, on me répond, pas question. Elle est très connue, sa bande dessinée a été vendue à 400 mille exemplaires, n'y pensez pas. Je ne savais pas tout ça, je voudrais quand même la traduire, mais j'aimerais lui parler avant. On me répète, oubliez ça, elle n'a pas le temps, elle est en train d'adapter son livre au cinéma. D'accord, mais je veux quand même. On me répond sur un ton plus énervé, eux non plus n'ont pas le temps et d'ailleurs je n'ai qu'à les laisser tranquilles. Alors je voudrais son adresse e-mail. C'est pas la peine, on me réplique, jamais elle ne répond à personne, elle est très occupée. Enfin, j'explique rapidement qui je suis, et que je ne vais sûrement pas la harceler, on m'avait assez harcelée, moi. Là, péniblement, on finit par me donner son e-mail, en soulignant que je ne faisais que perdre mon temps et que la bonne procédure serait que l'éditeur hongrois appelle l'éditeur français, lui paye les droits et confie le travail à un traducteur. Que je trouve d'abord un éditeur. A quoi je réponds que je sais pertinemment quelle est la procédure normale mais que malgré tout je voudrais d'abord lui parler. En fin de compte, la personne me souhaite bon courage et prend congé sur un ton sceptique. En raccrochant, je vois qu'il va être quatre heures et demie, je dois chercher les enfants, j'écris vite fait deux lignes à Marjane Satrapi, puis vais à l'école. Nous rentrons, goûtons, chocolat, crêpes, de la limonade au sureau et au miel, pour moi, mon deux-centième café du jour. L'ordi est resté sur la table de la cuisine, je clique, il y a déjà la réponse de Marjane : adresse, téléphone, date et lieu pour une rencontre. Imbéciles d'éditeurs : vraiment, elle ne répond jamais à personne ? La rencontre a été fantastique, tôt le matin dans les studios, rue du Faubourg Saint-Antoine à Paris, où ils fabriquaient le dessin animé. A mon grand étonnement, avec les mêmes méthodes de l'âge de pierre que nous dans le temps dans les studios des Films Pannonia. Je n'en suis que plus fière. Ensuite nous allons dans le café le plus proche, je lui raconte à peu près ce que je viens d'écrire ici, tandis que dans notre excitation, nous avalons trois cognacs, il n'est que dix heures du matin, c'est vrai, et nous fumons toutes les cigarettes moisies de la prison de Vilnius restées dans le sac en plastique, que j'ai sur moi je ne sais comment. A la fin, j'oublie chez elle mon foulard noir préféré venu du Yemen, qu'elle continue de porter encore. Et c'est tout. Ainsi est née cette traduction. Je vous souhaite de bien bons moments. »

Kristina Rady, "Postface de la traductrice"

Satrapi, Marjane Persepolis

Ford. Rády Krisztina Nyitott Könyvműhely Kiadó, 2008 ISBN: 9789639725126

samedi 23 janvier 2010

Kristina Rady (2)

Postface de la traductrice, suite.

« En rangeant, je suis tombée sur quelques paquets de cigarettes à peine moisies et bien desséchées dans un sac en plastique, elles étaient aussi là depuis un an et demi parmi les livres. Ça devait être un des derniers cartons que nous avions remplis avant qu'on ne transfère Bertrand de Vilnius vers la prison française. On avait le droit de lui apporter de la nourriture et des cigarettes au parloir, mais ces dernières, on devait les sortir des paquets et les mettre une à une dans un sac en plastique transparent. S'il en reste, c'est qu'on était venu le chercher dans sa prison en pleine nuit sans prévenir, on ne nous en avait rien dit, même à nous, pour que l'aéroport ne soit pas envahi par des journalistes et des photographes. Une star du rock est une star du rock qu'il soit français ou américain, partout, le star-système traîne les mêmes meutes. Entre-temps, je ne me rendais même pas compte d'être restée dans la cave, assise sur une marche d'escalier, en train de lire Persépolis. Il me plaisait énormément. J'ai allumé la première cigarette moisie avec la première allumette moisie sur laquelle j'aie pu mettre la main, puis une deuxième, puis une troisième. Cette BD est vachement bonne. J'ai fini de lire la première, ensuite cherché les trois autres volumes que j'ai aussi lus jusqu'au bout sans bouger de là. Mais c'est génial, me suis-je dit, même à la vue des pires emprisonnements politiques abusifs et des exécutions capitales, on est mort de rire. Une autobiographie. Et tellement forte que je m'y reconnais immédiatement. Pourtant, son histoire sous la répression fondamentaliste iranienne et la guerre Iran-Irak est tellement plus dure que la mienne. Ça m'a soulagée néanmoins. Moi aussi, j'ai vécu ces choses-là en plus petit. Moi aussi, j'ai pu faire hurler de rire mes amis, en les amusant avec l'histoire de notre maison incendiée réduite en cendres et que, juste cette nuit-là, nous n'y dormions pas avec mes enfants parce que j'avais le vertige en conduisant et nous avions fait demi-tour au dernier moment. Et qu'elle était absurde aussi, cette autre situation, vers la fin juillet 2003, lorsque je préparais le festival Sziget dans notre maison forestière dans le coin le plus occidental de l'Europe, pour faire la programmation des artistes français. Je donnais le biberon à ma petite fille tandis que dans la maison ronflait encore une douzaine d'amis musiciens qui venaient de terminer la veille un enregistrement dans le studio installé dans notre écurie en éclusant pas mal de bouteilles, quand le téléphone a sonné et que j'ai essayé de comprendre dans la voix étranglée par des sanglots de mon mari qu'il était en train de se taillader les veines sur le bord d'une baignoire dans un hôtel de Vilnius, parce que dans la nuit ils s'étaient bagarrés avec l'actrice qu'il aimait, pour laquelle il m'avait quittée il y avait six mois, et qui est dans le coma, hospitalisée dans un hôpital de Vilnius. Puis j'essaye de comprendre en russe l'infirmier lituanien, mais la seule chose que je puisse prononcer c'est « Ela jite ? » (Pas un mot de plus, pour tenter de traduire « Est-elle en vie ? », ce qui, de la part de quelqu'un qui avait fait russe à la fac, n'est pas mal n'est-ce pas. A partir de ce jour, la langue russe s'est coincée une fois pour toutes à l'intérieur de moi : je comprends tout mais rien ne sort de moi.)

Malgré tout c'est ce qui est arrivé. Marie est morte et le père de mes enfants a été condamné à huit ans de prison. Un orage médiatique en plus, parce qu'il était un rockstar si honnête et incorruptible, personne n'aurait cru qu'il ferait ça, et que son amoureuse morte était la fille comédienne de la famille célèbre des Trintignant. Je vis là-dedans depuis juillet 2003. Pourtant ce n'est pas mon histoire, je ne suis qu'un personnage secondaire dans tout ça. Comme je défends le mari qui m'a abandonnée, la presse française et l'homme de la rue me voient en mère-courage. Tout le monde nous connaît et (hélas) nous reconnaît, les média français en ont parlé pendant des mois et des années. Notre rue ne désemplit pas de paparazzi. Une folie totale, absurde et insupportable. Na !

Mais cette BD est vraiment incroyablement bonne. Je dois la traduire. […]

Kristina Rady, "Postface de la traductrice"

Satrapi, Marjane Persepolis

Ford. Rády Krisztina Nyitott Könyvműhely Kiadó, 2008 ISBN: 9789639725126


Suite et fin de la traduction demain.

mercredi 20 janvier 2010

Kristina Rady

Que deviennent les petites filles ? Dans mon livre, j'ai cité Henry James : tels des « agneaux avec un ruban autour du cou » (et cette image même me fait mal à l'instant, Kristina est née comme ça, avec le cordon ombilical enroulé) « qu'attendent les grands abattoirs de la vie ».

Le site hongrois Bookfenc publie « Postface de la traductrice » de Kristina Rady

à l'édition hongroise de Persépolis de Marjane Satrapi. En guise d'au revoir, je me fais ici en toute humilité la traductrice de la traductrice.

« Mars 2006. Comme tous les matins depuis un an et demi, j'ai encore rejoué l'acte matinal schizophrénique. Une sonnerie à 7 heures 20 qui, à cause de mes insomnies dépressives et mes couchers à l'aube, une fois de plus, ne m'a pas réveillée. Mon petit garçon de neuf ans l'a entendue de sa chambre, il me réveille avec un tas de baisers, nous montons ensemble dans l'autre chambre d'enfant, et tirons du lit ma petite fille de trois ans et demi. Nous n'avons plus allumé la radio depuis deux ans et demi, depuis que dans les informations du matin nous avions entendu une brève terrible qui concernait leur père. Nous mettons plutôt un de ces disques qui réveillent en douceur, Billie Holiday, Tim Bucley, mix de Palotai et autres. Puis on met la table, le petit déjeuner qui n'en finit pas, nous sommes encore en retard, on s'habille en vitesse, une dernière danse pour le matin, et nous partons en nous racontant des blagues pour l'école maternelle à deux rues de chez nous où on laisse Liszka [diminutif d'Alice, en hongrois Alisz], et j'accompagne Milo à la grande école en face. Dès que la porte de l'école se referme sur Milo, le monde coloré vire au noir-et-blanc, et peut continuer la mélancolie bien connue, café, cigarettes, les longs appels téléphoniques de mon mari en prison, et ça jusqu'à quatre heures et demie de l'après-midi où je revêts de nouveau le costume de la maman heureuse et joyeuse, avec son regard sans nuage et son sourire.

Mais faisons un saut en arrière à 8 heures et demie du matin. Je rentre, claque le portail de la maison, me fais machinalement un deuxième expresso double, je redescends en me traînant jusqu'à ma chambre, je me recouche et je regarde devant moi. La machine infernale se met en marche. Depuis quand je n'ai plus lu une ligne ? Voilà tous ces livres fantastiques, on ne voit même plus un mur de ma chambre ! Sans parler des neuf mètres cube de cartons que nous avons fait rapatrier en septembre 2004 par camion de Vilnius. 1550 kilos de lettres et de livres qu'on avait envoyés à mon mari, surtout de France mais aussi de tous les pays du monde, à la prison de la capitale lituanienne. Nous n'avions pas le cœur de laisser toutes ces lettres, ces livres quand Bertrand a été transféré de la prison lituanienne Lukiskiu dans la prison de Muret dans le sud de la France. Avec les autres membres du groupe, on a fait les cartons et puis je les ai descendus à la cave de notre maison. Depuis je ne leur jette même pas un coup d'œil. Pourtant, les livres qu'on avait lus dans notre précédente vie ont tous brûlé ainsi que tous nos autres biens, en une seule flambée rapide et jusqu'aux cendres.

Le 11 septembre 2003, on a mis le feu à notre maison où l'on vivait jusqu'alors. Mais si j'allais lire ces livres au lieu de faire les cent pas en roulant les mêmes pensées voilà un an et demi. Tous ces bons livres laissés moisir à la cave en pleurnichant que je n'ose pas y descendre de peur que la cave ne me rappelle les neuf mètres carrés de la cellule sans fenêtres de mon mari, où pourtant ce n'est pas moi qu'on a enfermée. Pourquoi je me cache derrière ces prétextes stupides d'apitoiement sur soi, comme quoi je ne dois rien ouvrir parce que ce n'est pas moi qui en était la destinatrice ? Les livres sont des livres, ne les a-t-on pas écrits pour que n'importe qui puisse les lire ? Pourquoi devrais-je laisser moisir des milliers de livres sous ma chambre à coucher dans une cave ?

J'ai sauté hors du lit, et j'ai ouvert dans la cave le premier carton venu. Un album superbe sur les geysers d'Islande, un recueil de poèmes de Michaux, ensuite une Bible, Bertrand m'a dit qu'il a reçu des dizaines d'exemplaires de la Bible et du Petit Prince. Et ça ? Une BD ? Elle a l'air pas mal. Marjane Satrapi ? Une fille, et dont le nom n'est même pas français ? Intéressant. J'aime la couverture. Persépolis 1. Une Iranienne peut-être ? Une fille, et qui vient d'Iran, et qui fait des BD ? Ça il faut le faire. Je feuillette. Les bulles sont en français. Je cherche le nom du traducteur. Il n'y a pas de traducteur. Mais bien sûr ! Si elle l'avait écrit en perse, il y a longtemps qu'elle serait en prison. Je ressens une fierté m'envahir parce qu'elle est femme et parce qu'elle écrit et dessine. Dans mon enfance, j'ai moi-même participé à la création de BD et de dessins animés au Studio Pannonia. […] »

Kristina Rady, "Postface de la traductrice"

Satrapi, Marjane Persepolis

Ford. Rády Krisztina Nyitott Könyvműhely Kiadó, 2008 ISBN: 9789639725126

http://bookself.hu/bookfenc/cikkek/reszletek/a_fordito_utoszava_223/

La suite plus tard.

mercredi 6 janvier 2010

Je publie quand même son image




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Bon anniversaire, Maria Preethi

Avant-hier, Maria Preethi a eu 10 ans quelque part en Inde, au sud de Bangalore, dans le Kerala, j'imagine, dans quelle mesure je peux même l'imaginer, ne connaissant pas les lieux, ne la connaissant pas, elle n'on plus, petite fille que j'avais parrainée pendant deux ans par le « Lawrence Family Helper Project », presque anonymement. Enfin, non ! Puisque, eux, connaissent sans doute mon vrai nom, j'avais un peu insisté, je suis écrivain, laissé entendre qu'il est possible de me trouver en cherchant un peu, si un jour Maria Preethi a un ordinateur ou qu'elle vienne en Europe. Mais ils vivaient dans une telle pauvreté – et un pays ouvert à la plus grande richesse, alors on ne sait pas, je demeurerai dans l'attente depuis qu'on a mis fin à ce parrainage contre mon gré (pour ne pas s'attacher ? mais de ma part c'était fait). Je l'ai dit dans le Petit éloge, de cette fillette née le 4 janvier 2000, je ne connais que le métier du père (guide dans le parc naturel du Kerala, gagnant 200 dollars par mois), la mère sans profession, une toute jeune femme, Amalorpava Rani, talentueuse certainement vu la rapidité avec laquelle elle apprenait l'anglais au fur et à mesure de notre trop brève correspondance (tandis que je ne faisais aucun progrès) : « On January 4th [2006] we took both of my daughters to church and prayed for all of us. Maria Preethi gave sweets to her friends. On that day I made chicken curry in my house. »

Le nom de sa petite sœur est Maria Arthi. Quoi d'autre ? Je n'ose publier ici sa photo – ou si ? Je vais le faire, on ne sait jamais. Un jour, si elle vient me voir.

Bon anniversaire, Maria Preethi.